Bartelby, l’ange gardien de la puissance
Bartleby, l’ange gardien de la puissance
Ce texte prend naissance à l’intersection d’une lecture de Giorgio Agamben — spécialement de son essai consacré à Bartleby — et d’une réflexion clinique et esthétique nourrie de plusieurs années d’exercice. Agamben a été, pendant un temps, mon professeur d’esthétique à l’université de Vérone, en Italie.
Sa lecture de la figure bartlebyenne m’a servi de boussole pour penser la tension entre puissance et acte, ainsi que la façon dont le retrait peut devenir une forme de préservation créatrice.
La nouvelle de Herman Melville, Bartleby, the Scrivener; A Story of Wall Street (1853), a, depuis sa parution, tenu en haleine philosophes et lecteurs ; Blanchot, Deleuze, Derrida, Agamben, entre autres, y ont trouvé un miroir singulier à leurs propres interrogations. L’énigme bartlebyenne — ce scribe qui répond « I would prefer not to » — concentre une série de problèmes philosophiques ; la portée du refus, la suspension du faire, le statut de la potentialité, la nature même de la création et du pouvoir-être.
Dans le microcosme bureaucratique décrit par Melville — bureau de Wall Street, le narrateur homme de loi sans nom, les employés fonctionnels Turkey (Dindon), Nippers (Pincette ou La grinche selon les traductions) et Ginger Nut (Ginger) — Bartleby apparaît d’abord comme un employé presque transparent ; consciencieux, discret, presque invisible. Puis, à la faveur d’une réponse et d’un rituel langagier, il devient l’événement d’un contexte troublant dans lequel il instaure une forme d’« inaction » qui n’est ni passivité ni simple désobéissance, seulement une mise en suspens répétée, polie et inébranlable.
La phrase « I would prefer not to », dont je choisis la traduction, en français par « Je préférerais ne pas », porte en elle une structure singulière. Le would, forme conditionnelle, suspend le temps de la décision ; le prefer appartient au registre du goût et du choix plutôt qu’à celui de la volonté impérative ; et le segment not to reste syntaxiquement inachevé ; on attendrait un infinitif qui ne vient pas (bien que cette phrase soit quelques fois formulé telle quelle en anglais).
Par ailleurs, cette phrase ou plutôt formule « Je préférerais ne pas » qui apparaît polie mais bien étrange n’est pas qu’une simple déclaration ;
- elle est performative ; elle met en mouvement la disposition du retrait ;
- elle est répétitive et devient une force de résistance absolu ;
- elle suspend la logique normative de la demande d’obéissance ;
- mais surtout, formule alchimique ; elle neutralise la réalité et plonge l’être dans un réel apparemment déshumanisé.
Et ainsi, cette formule deviendra l’unique réponse de Bartelby. Sans colère, sans refus apparent, mais avec une obstination déconcertante. Peu à peu, Bartleby cesse de collaborer, de copier, de relire et même de bouger. Il restera à l’étude avant d’être mis en prison. Quasiment inactif, comme un point fixe, il se tient entre les murs – de l’étude, puis de la prison et le tumulte du monde factuel.
Mais pour Giorgio Agamben, il se joue là, une intuition vertigineuse ; celle d’une puissance pure, la puissance avant qu’elle ne devienne acte.
Nous allons voir que ce « je préférerais ne pas » n’est pas un refus mais une mise en suspens d’un acte qui ôterait à la puissance sa souveraineté.
Puissance et acte ; Aristote, Agamben
Pour saisir cette expérience, il est utile de revenir à la distinction aristotélicienne entre puissance (dynamis) et acte (energeia) (cf. Métaphysique, Livre Θ ). Chez Aristote, la puissance n’est pas une latence négligeable ; elle contient en elle-même la possibilité du non-exercice.
Pour exemple, l’architecte qui sait construire est en puissance de construire ; mais il est aussi en puissance de ne pas construire. Cette double possibilité — être et ne pas être, agir et ne pas agir — constitue le cœur de la notion.
Agamben voit dans cette ambivalence le point le plus fécond de la pensée grecque ; la puissance ne s’épuise pas dans l’acte, elle conserve en elle-même un reste inactuel, une puissance-de-ne-pas. C’est dans cet intervalle — entre la possibilité et sa non-réalisation — que s’ouvre pour lui la question de la création. Car créer, ce n’est pas simplement produire une œuvre, mais maintenir vivant ce qui, dans la puissance, échappe encore à toute effectuation, en d’autres termes la puissance ne se réduit pas à l’ouvrage.
Pour Agamben, toute création authentique naît de la tension entre la puissance et son non-exercice. Si l’acte s’impose comme nécessité, il détruit la liberté du possible, du contingent.
On comprend mieux le titre alors qui a été donné aux deux essais du même ouvrage qui associent Gilles Deleuze et Giorgio Agamben dans le volume intitulé Bartleby; La formula della creazione, (Quodlibet, 1993) qui lit la formule bartlebyenne comme une figure de la puissance retenue et dans le même temps une formule de création culminante.
Bartleby révèle cette vérité cachée de la création ; l’œuvre la plus haute n’est pas celle qui s’impose, mais celle qui demeure en suspens, comme un possible ouvert. Agamben montre que la création authentique tient à la capacité de maintenir vivante cette inactualité — c’est-à-dire la puissance qui n’est pas laissée à l’état de simple virtualité mais qui demeure effective en tant que retrait.
Dans cette optique, Bartleby n’est ni un rebelle ni un malade social ; il est la figure d’une puissance qui s’auto-préserve. Sa répétition — « Je préférerais ne pas » — devient un acte de sauvegarde ontologique ; il protège la réserve du possible contre la clôture que produit tout acte devenu exigence.
Scepticisme et suspension : le ou mallon pyrrhonien
Les sceptiques grecs — et tout particulièrement Pyrrhon d’Élis qu’Agamben va signaler dans son essai, ont, eux aussi, cherché à habiter ce lieu du possible sans conclure. La posture de Bartleby trouve un écho dans la tradition sceptique grecque. Pyrrhon d’Élis (entre le 4ième et 3ième siècle) avant l’ère chrétienne, tel que restitué par Sextus Empiricus (Esquisses pyrrhoniennes), propose le οὐ μᾶλλον (ou mallon) ; ni ceci ni cela pas plus ceci que cela, une suspension d’assentiment qui n’est pas faiblesse intellectuelle mais pratique éthique du retrait. Ce n’est pas de l’indécision, mais une suspension du jugement ; le sceptique ne tranche pas, parce que ; aucune affirmation n’est plus vraie que son contraire. Lorsque les raisons pour et contre s’équilibrent, il exprime ou mallon —et dans cette expression, il se retire de l’assentiment, il demeure dans le suspens.
Là où le sceptique suspend le jugement, Bartleby suspend l’acte ; tous deux préservent un intervalle, un lieu d’indétermination.
La formule verbale de Bartleby ; « I would prefer no to », « Je préférais ne pas », se tient précisément dans cet entre-deux ; elle n’est ni dans l’affirmation, ni dans le refus ; forme apparente d’une hésitation qui n’est pas hésitation, Ici, donc, elle préserve la puissance sans la forcer à se résoudre et à décider plus une chose qu’une autre.
Bartleby ; l’ange gardien de la puissance
Pour Agamben, Bartleby incarne ainsi la puissance absolue, la dynamis détachée de toute finalité. Sa formule devenue emblématique — « I would prefer not to » — ne signifie ni refus, ni révolte, ni incapacité, mais une préférence de ne pas actualiser ce qui demeure possible. L’ouvrage, l’acte, n’épuise pas la puissance.
C’est cette suspension qui, selon Agamben, fait de Bartleby une figure angélique qui retient la puissance à l’état pur. Il incarne cette réserve de puissance, puisque ce qu’il peut faire, il peut aussi choisir de ne pas le faire. Ce “rien” qui le sépare de l’acte n’est pas un néant vide, mais le “rien” d’où toute création peut encore surgir — le lieu de la potentialité pure, la puissance pure, en ce sens, n’est pas actualisée, mais pleinement réelle — parce qu’elle conserve en elle-même la réserve de tous les possibles.
Ainsi, Bartleby, ne transmet apparemment plus rien, il retient le passage, il habite le seuil. En ce sens, il devient un ange gardien du possible à l’état pur, protecteur de la potentialité non réalisée.
En effet, Bartleby ne dit pas non.
Il murmure ; je préférerais ne pas.
Le scribe en puissance n’est pas impuissant ; il est puissance retenue, puissance préservée — comme si /en cessant d’agir, il refusait de laisser le monde se refermer. Le règne de la contingence est en pouvoir de tout engendrer.
Les lettres mortes
À la fin de la nouvelle, le narrateur apprend que Bartleby aurait travaillé au bureau des lettres mortes de Washington ; ces lettres ne sont jamais parvenues à leur destinataire
Imaginons ;
- des mots d’amour adressés à des morts,
- des dons qui n’arriveront jamais,
- des pardons perdus,
- des espoirs clos dans une enveloppe.
Ces lettres sont le symbole parfait de la puissance ; chaque lettre peut arriver — mais ne pas arriver aussi. Elles demeurent à la frontière du possible et racontent d’autres mondes qui aurait pu être vécu.
Clinique du retrait ; Roustang et la perceptude
Qui sont les Bartleby d’aujourd’hui ? Figures épuisées qui s’abstiennent eux aussi ? J’en rencontre parfois, en cabinet de consultation. Désabusés, ils me disent simplement ; « À quoi bon ? »
Dans ce « à quoi bon », il y a souvent une lucidité – parfois douloureuse – qui ne nie pas la puissance d’être, mais qui en suspend l’exercice. Ces Bartleby contemporains ressentent la nécessité de défaire les cadres, de desserrer les contraintes qui circonscrivent leur existence, comme s’ils pressentaient que le monde ne se réduit pas à ce qu’il faut faire ou être, selon les normes établies.
Dans le film The employee from hell – sorti en 1970, Bartelby répond ; Je ne suis pas étrange, je sais ce que je pense.
Je sais ce que je pense. Bartelby détient en soi la puissance du savoir.
Mais, le retrait du monde des Bartelby ne doit pas être un retrait définitif au sein de la pure puissance, au péril de se dissoudre comme le protagoniste de Melville.
Si le retrait de Bartleby et de ceux que je reçois en cabinet de consultation, murmurant « à quoi bon », n’est pas tant la marque d’une fatigue du monde, mais celle d’une fidélité à la puissance pure, il y à a se demander comment déployer une part de création compte tenu qu’elle n’épuisera pas toute la source de la création.
Le « je préférerais ne pas », le « à quoi bon » des Bartleby, anges gardiens de la puissance, cesserait d’être un refus absolu ; il deviendrait un geste passager de veille. Une manière transitoire de tenir le monde dans sa possibilité, de refuser que le réel se referme.
Le lien entre cette problématique philosophique et l’expérience clinique mérite d’être précisé. Dans la pratique du soin, certains états de retrait — parfois traduits par des formules désabusées telles que « à quoi bon ? » — ne relèvent pas nécessairement d’une dépression purement pathologique ; ils peuvent exprimer une vigilance de la puissance, une volonté de ménager un intervalle car il y a dans l’effectuation non seulement une limite mais le sentiment profond d’une aliénation.
Sortir de l’aliénation « socio-culturelle » suppose alors de ne plus se penser uniquement comme un être agi par les structures ou les discours, mais comme un être encore capable de mouvement, fût-il imperceptible. Là où l’aliénation réduit la subjectivité à l’impuissance, l’expérience clinique ouvre parfois une autre voie : celle d’un retrait non pas négatif, mais préparatoire — un silence où peut se reformer la puissance d’exister autrement. C’est précisément dans cet entre-deux que l’œuvre de François Roustang prend toute sa portée.
François Roustang, a travaillé la notion de perceptude ; un état de conscience différent, une mise en vacance volontaire du vouloir, qui permet l’émergence d’une perception plus libre et moins instrumentée (Qu’est-ce que l’hypnose, Il suffit d’un geste, La fin de la plainte…).
La perceptude rejoint la dynamis retenue ; dans cet état, le sujet se fait seuil, la conscience se tient disponible ; il ne s’agit pas d’un retrait définitif mais d’une veille où la création — ou le mouvement vers l’action — peut advenir autrement. Comme le note Roustang, c’est souvent en cessant d’imposer un vouloir que quelque chose d’autre, inattendu, devient possible. La clinique et la philosophie se rencontrent donc ici ; toutes deux proposent des pratiques de sauvegarde du possible.
Conclusion ; veille, création, et dignité du non-agir
Que retenir ? Bartleby nous enseigne une forme de dignité du non-agir ; non pas la capitulation, mais la garde du possible. À l’heure où la modernité valorise sans cesse l’actualisation, l’opérationnalité et la productivité, la posture bartlebyenne tient lieu d’éthique du seuil ; elle défend la réserve de l’être contre la pression de l’acte. Agamben, en lisant la formule comme figure de la contingence, nous rappelle que la création véritable n’est pas d’abord une production, mais la capacité à préserver la potentialité non épuisée de l’œuvre.
Roustang permet d’inscrire cette idée dans la pratique ; la perceptude n’est pas un retrait fatal, mais une modalité productive du possible — un état de veille qui, loin d’être vide, est fertile. Blanchot, Deleuze et Derrida nous apprennent enfin que l’inachèvement, le neutre et la suspension sont des formes esthétiques et philosophiques légitimes, des manières de protéger l’ouverture créatrice.
Bartleby, ange gardien de la puissance, nous invite à penser la création non comme accomplissement, mais comme préservation. « Je préférerais ne pas » devient alors un acte paradoxalement créateur ; il met en attente la clôture du monde afin que d’autres mondes, d’autres possibles, demeurent accessibles.
Rester en puissance, donc — non pour fuir le réel, mais pour en pressentir sa propre promesse d’agir.
Bibliographie
Agamben, Giorgio. Potentialities; Collected Essays in Philosophy. Stanford; Stanford University Press, 2000. — Voir l’essai « Bartleby, or On Contingency », pp. 241–274. (Texte initialement paru en italien dans Bartleby; La formula della creazione, Quodlibet, 1993.)
Agamben, Giorgio. La comunità che viene. Teoria della singolarità qualsiasi. Turin; Einaudi, 1990. — (Éd. française ; La communauté qui vient, Payot, 1990.)
Aristote. Métaphysique (Livre Θ) — références bekkeriennes usuelles (p. ex. 1046a–1047a).
Benjamin, Walter. « Theses on the Philosophy of History » (1940). Dans Illuminations, trad. et éd. Hannah Arendt, New York; Schocken Books, 1968. (Éditions françaises et recueils disponibles.)
Blanchot, Maurice. L’entretien infini (Gallimard, 1969); L’espace littéraire (Gallimard, 1955).
Deleuze, Gilles. Différence et répétition (PUF, 1968); Critique et clinique (Minuit, 1993).
Derrida, Jacques. L’écriture et la différence (Seuil, 1967).
Foucault, Michel. Surveiller et punir (Gallimard, 1975); cours Le courage de la vérité (Collège de France, 1983–1984).
Melville, Herman. Bartleby, the Scrivener; A Story of Wall Street (1853). Publié dans The Piazza Tales (1856).
Sextus Empiricus. Esquisses pyrrhoniennes (Outlines of Pyrrhonism). (Traductions et éditions variées; se référer aux éditions critiques pour la pagination.)
Roustang, François. Il suffit d’un geste (Odile Jacob, 1999); La fin de la plainte (Odile Jacob, 2000).

